Sa voix n’était qu’un bruissement, à la limite du murmure , qui n’était audible que pour la captive, compressée entre le mur et le corps du jeune homme. Malgré le faible volume sonore qui venait de s’introduire dans ses oreilles, la séquestrée était capable de déceler dans le ton de son oppresseur une sournoiserie déplacée. Chloé essayait de reprendre ses esprits, que l’alcool consommé quelques instants plus tôt dans la soirée rendaient un peu moins clairvoyants qu’à l’accoutumée, considérant Styx avec une expression hébétée mêlée d’incompréhension.

L’insinuation aurait peut-être eu une connotation mutine placée dans un autre contexte, mais dans celui-ci, alors que l’homme venait tout juste de la plaquer contre la façade d’une maison, la violence de l’impact lui coupant momentanément le souffle, et qu’il s’appuyait sans précaution contre elle, lui ôtant ainsi tout espoir de fuite, ce sous-entendu ressemblait plus à une menace qu’à une facétie. Plus que la situation incommode dans laquelle elle se trouvait et dont elle prenait peu à peu conscience, récupérant ses facultés intellectuelles jusque là amoindries par la boisson, c’était le regard de l’agresseur qui commençait à susciter une légère angoisse chez la jeune fille. Deux jades à l’intensité dérangeante qui se fichaient, oui c’était le mot : se fichaient, littéralement dans ses yeux à elle, faisant naître l’impression déplaisante d’être clouée par une force immatérielle d’autant plus redoutable. Les pupilles de Styx étaient, à ce moment précis, plus proches de celles d’un prédateur que de celles d’un homme. Un reptile, pensa Chloé tout en sentant courir le long de son échine un frisson qui électrifia sa peau. Elle déglutit, essayant tant bien que mal de se remémorer la succession d’actions qui l’avait amenée à se retrouver dans cette position périlleuse. Il s’agissait d’une tâche difficile, rendue laborieuse par son ébriété et surtout par l’éclat intenable de ces iris imprégnés d’une délectation perfide qu’elle avait du mal à saisir. Etre ramenée d’une manière si brutale à la réalité du monde environnant, alors qu’on vogue placidement dans l’univers grisant que l’alcool façonne, était quelque peu déstabilisant. Dans sa tête régnait une confusion considérable, provoquée par l’impromptu comportement de Styx, cependant, elle avait beau faire travailler ses méninges, elle ne trouvait aucune raison à la réaction de ce dernier. Rien qui ne la justifiait. Il devait s’agir d’un fou. Quelle autre explication pour un type qui se jette sur vous sans préavis et vous scrute avec cette lueur glaçante dans les yeux ? La peur qui la gagnait accélérait son souffle se matérialisant sous forme de brume éphémère, et annihilait ses efforts pour se dégager de l’étreinte écrasante de Styx. Imperceptiblement, il approchait son visage du sien, son regard détestablement fascinant toujours planté douloureusement dans celui de la jeune femme qui ne pouvait s’en détourner mais ne le désirait pas moins. Chloé écarquilla les yeux puis eut un mouvement de recul ce qui eut pour effet –et elle ne comprit pas pourquoi- de lui faire relâcher la pression qu’il exerçait sur elle. Il se décolla lentement de son corps, la libérant, puis se décala légèrement sur le côté. La brune cligna des yeux, brisant le lien invisible qui les unissait, en proie à une stupéfaction qu’elle eut du mal à contenir. Elle resta quelques secondes immobile puis elle s’élança dans la rue, ayant tout juste eu le temps d’apercevoir du coin de l’œil le sourire complaisant de Styx qui lui lacéra l’estomac.

***

Styx Humphrey. Derrière ce prénom non-conformiste ne pouvait se cacher qu’un être atypique. Pour pleinement saisir ce personnage, il faut d’abord être informé du mal enraciné dans sa chair, cramponné depuis et pour toujours à son cerveau. Une blessure psychologique, profonde, abyssale, dans laquelle il a basculé dès son enfance, entraînant avec sa chute le jaillissement pervers de nombreuses souffrances qui l’ont éduqué et modelé. Il n’est devenu que ce que ses diables lui ont dicté et appris. Styx est un orphelin. De ses parents il ne sait que deux choses : à savoir le fait qu’ils l’aient abandonné et qu’ils soient encore en vie. Ce reniement précoce, dont il a eu connaissance à l’âge de 6 ans, prédisait la tonalité du reste de son existence caractérisée dans un premier temps par une quête identitaire prononcée. Qui était-il ? Personne ne le savait avec exactitude, encore moins lui et le peu d’informations qu’il croyait détenir sur son cas n’était pas des plus élogieux.

***

Chuchota son voisin de table en lui coulant un regard.

*Qui je suis ? Une ordure. Peut-être la plus infâme ordure qui ait jamais vu le jour sur cette putain de planète. Au stade de simple embryon j’ai été balancé à la poubelle, alors tu vois, j’ai grandi dans ma décharge mentale, parmi mes déjections psychologiques. Tu pourras chercher aussi longtemps que tu le voudras, jamais tu ne trouveras pareille raclure. Mes principes sont croupis, ma morale n’est qu’une chimère putréfiée. Je suis le cloporte qui rampe dans les ruelles, la créature atrophiée qu’il vaut mieux que tu n’approches pas. Une pourriture, je te dis. Mais toi et tes semblables, vous ne valez pas mieux que moi* pensa-t-il tandis qu'un sourire presque invisible se dessinait sur ses lèvres.

Répondit-il finalement avant d’ajouter, avec une hauteur qu’il trouva adaptée :

***

Une quête identitaire rendue laborieuse par de nombreux mensonges, en particulier concernant son véritable prénom. Comment se déterminer, alors qu’on dissimule ce qui par définition nous qualifie : notre prénom ? Il est légitime de penser qu’en mystifiant son appellation –ce qui équivaut à se désolidariser de ses caractéristiques propres, le prénom les fixant-, on s’expose à une incohérence vis à vis de sa perception de soi.

Cette tromperie systématique est motivée par plusieurs faits. Premièrement, son prénom est le seul lien qui l’unit encore à ses parents et cette attache inconsistante -que d’autres que lui ayant une même situation familiale chériraient avec une adoration provoquée par le manque affectif parental- est très mal vécue par Styx qui, contre toute attente, n’éprouve aucune tendresse envers ses géniteurs. Masquer à son entourage ce qu’il considère comme une « laisse » l’assujettissant à des déserteurs, à défaut de pouvoir complètement l’effacer, est un moyen pour lui de soulager partiellement sa frustration. La deuxième raison est beaucoup plus simple : il déteste son prénom. Styx. Ses parents adoptifs, seuls détenteurs de la véritable identité de notre énergumène, ont eu beau lui dire qu’ « étymologiquement parlant il s’agissait d’un prénom mythologique recelant d’histoire blabla… », mais rien à faire, pour lui, Styx reste un prénom seyant davantage à un héros de dessin animé -ou à un animal de compagnie- qu’à un homme. Enfin, s’il s’évertue à mentir sur son prénom, c’est également parce qu’il considère que le dévoiler est une façon de se livrer dangereusement aux autres. Or, être sous l’emprise de quelqu’un d’autre est une chose qu’il lui est impossible d’accepter. Le résultat de tous ces motifs combinés est qu’à chaque fois qu’il rencontre quelqu’un de nouveau, il s’auto attribue un nouveau nom, le plus courant étant Syn.

S’il lui est difficile de savoir réellement qui il est, c’est aussi parce qu’ –outre ses changements permanents d’identité-, il possède un caractère assez particulier. Pour le comprendre, il faut encore se référer à son abandon, source de tous ses maux. Le premier sentiment auquel est confronté un être humain, celui qu’il connaît dès sa naissance est l’amour. L’amour d’une mère, l’amour d’un père. Comment pourrait-il en être autrement alors que –à la base-, il n’est que le fruit de cette effusion ? Seulement voilà, comme il a été vu précédemment, Styx, quant à lui n’a pas reçu cette attention. Cette méconnaissance entraîna par la suite une conception erronée des sentiments de base, particulièrement de celui-ci. En effet, on ne peut pas bâtir lorsqu’il n’y a pas de fondations ou qu’elles sont branlantes. Ou alors, dans le meilleur des cas, l’édifice est bancal.





Le concerné se mordit légèrement la lèvre inférieure, poussa un soupir imperceptible puis retira la fine main posée sur son torse.

*C’est dommage, je t’aurais bien gardée quelques jours de plus* songea-t-il avant de se détourner du corps dénudé qui s’était collé au sien.



Du fait des relations conflictuelles qu’il entretient avec lui-même, générées par l’estime médiocre qu’il s’arroge, il a une vision déformée, inexacte, des rapports avec le monde qui l’entoure. Cette perception fallacieuse le pousse à avoir parfois des réactions démesurées, exagérées souvent inopinées qui paraissent alors –d’un point de vue extérieur- dénuées de toute logique. C’est à cause de ce décalage entre son comportement et celui des autres qu’il semble être constamment à contretemps, ses actions laissant une impression de dissonance provoquant la plupart du temps un malaise gêné aboutissant quelques fois à de la crainte. Même s’il n’a pas vraiment de considération pour lui, cela n’empêche pas qu’il ressente pour le reste des habitants de la planète un égard semblable voire moindre. « Aime ton prochain comme toi-même »… Profondément misanthrope, il est incapable de s’attacher à quelqu’un, ainsi il n’a jamais vraiment eu d’amis, tolérant tout au plus la présence de ceux qui –pour une raison X ou Y- traînaient avec lui dans son lycée ou collège. Styx est du genre à se lasser très rapidement des nouvelles rencontres, se focalisant sur des détails, des paroles, des gestes qui passeraient inaperçus pour quelqu’un d’autre mais qu’il amplifie au point de se dégoûter de la personne. Cependant –et ça peut passer pour un paradoxe- notre individu n’est pas insociable pour autant, établissant spontanément le contact avec les inconnus, parfois de manière déconcertante, il est vrai. Mais à quoi d’autre pourrait-on s’attendre sa part ?

En ce qui concerne les « relations amoureuses », Styx les considère plutôt comme étant des fréquentations répétées à bénéfice. Le seul sentiment qu’il éprouve lors de ces périodes est la délectation de détenir un autre corps et de pouvoir en disposer à sa guise. Ces acoquinements prennent fin dès lors que l’autre prononce la petite phrase fatidique, pourtant si courante et banale. Il est intéressant de noter à quel point la simple entente d’un « Je t’aime » lui étant destiné peut l’effrayer. Pourquoi une telle riposte ? Tout simplement parce qu’il lui est impossible de comprendre que quelqu’un puisse s’éprendre de lui. Ces trois mots lui exposent ce qu’il est lui-même incapable de faire ou de ressentir, l’amour n’étant , pour lui, qu’une imitation dénaturée de la haine, conçue pour les faibles.