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« Vous voilà fin prête. »

Une éponge recouverte de fond de teint à la main, Cassandre se recula afin d’admirer le travail effectué sur Mme Jones. Elle était plutôt fière d’elle. Admirablement bien maquillée, la dame auparavant austère, dévoilait une partie d’elle même jusque là insoupçonnée. Elle semblait plus calme, en accord avec elle-même, aimable. Son visage, sublimé par les différentes poudres et artifices qui lui avaient été appliqués, ressortait comme à l’orée de la perfection. Ses cheveux préalablement teints de couleur miel, auraient put être coiffés par une main experte. Seuls quelques uns d’entres eux, entourant ses tempes, se faisaient grisonnant. Madame arborait une coiffure sobre, mais élégante. Sa chevelure était ornée de cette pince d’argent que sa famille lui avait offerte voilà deux années passées. Elle était parée d’une splendide robe droite d’un blanc quasiment immaculé. De la dentelle décorait l’extrémité des manches, laissant entrevoir des mains aux doigts d’une finesse extrême et aux ongles polis.
Cassandre retroussa les manches de sa blouse et posa outils et ustensiles sur une tablette. Mme Jones était tout simplement époustouflante en cet instant. Il s’agissait en tout cas de l’avis de la jeune femme. Si les anges existaient, alors cette dame aurait put en être une digne représentante. Sa famille la trouverait merveilleusement belle, il n’y avait pas à en douter. Cassandre s’approcha d’elle et se pencha vers son visage, apparemment envieuse de lui faire une confidence.

« Vous êtes absolument parfaite Mme Jones. Soyez sans crainte. »

La jeune femme rousse porta un bras à son front. Malgré la fraîcheur de la pièce, quelques gouttes de sueur avaient été amenées à perler à son front, signe de la forte concentration qui l’avait habitée pendant son intervention. L’atmosphère était sereine, calme, comme à chaque fois qu’elle estimait être contente de son travail. Cette boule à la gorge qui lui prenait avant l’arrivée de chaque personne qui passait entre ses mains s’était envolée. Elle avait fini sa journée, et alors qu’elle rangeait et nettoyait méticuleusement tous ses accessoires, elle pensait à la façon dont elle allait passer sa soirée. Se prélasser pendant une heure ou deux dans un bon bain mousseux lui semblait être une idée exquise. Dos à Mme Jones, elle s’adressa à elle alors qu’elle se lavait consciencieusement les mains.

« La cérémonie aura lieu dans quelques heures, votre famille va enfin être apte à vous voir. J’ai fini mon travail avec vous, mais ne vous en faites pas, je vous laisse entre de bonnes mains. »

Les valves du robinet fermés, un papier afin de se sécher les mains, Cassandre jeta un dernier regard à la dame. Un sentiment de sérénité se dégageait de son visage. Elle semblait heureuse, apaisée par le travail qui avait été effectué sur sa personne. Après tout, cela s’était avéré difficile. Elle apparaissait désormais comme éthérée et avait laissé derrière elle la sombre affaire qui l’avait amenée ici complètement défigurée et ayant succombé aux nombreux coups de couteau qui lui avaient été portés. La thanatopractrice à qui on l’avait confiée s’en était ainsi remarquablement bien tirée.






Telle l’Ophélia de Millais, Cassandre semi flottait, à l’exception près qu’il s’agissait ici de l’eau de son bain et que, non réellement gisante, elle se trouvait seulement allongée, bel et bien vivante. On aurait pu croire qu’elle s’était endormie, ses paupières étant fermées, son souffle doux et régulier. Pourtant, il n’en était rien. La fatigue de la journée l’avait certes éreintée, mais dormir dans un lieu propice au danger ne l’enchantait guère. Se retrouver à son tour sur la table d’opération, bien qu’il faille un jour que cela arrive, ne faisait pas parti de ses projets immédiats. Le bruit de ses mains brassant l’eau l’apaisait. Elle jouait avec les bulles de son bain et cette même eau chaude lui caressant les clavicules à intervalles réguliers était un pur bonheur. Seul le souvenir le plus sombre veillant au fond d’elle, au creux de ses entrailles, venait entacher ce moment de détente. Officiellement, il s’agissait d’un embaumement raté. Officieusement le mot correct décrivant ce carnage se nommait « vengeance ». Un acte dirigé par la colère, la haine et la détresse. Un acte pourrissant dans les méandres de sa mémoire. Un acte qui jamais ne la laisserait en paix. Bien qu’elle ne l’expliquait pas vraiment et qu’il pusse être justifiable, il en était impardonnable. Cassandre plongea sa tête sous l’eau. La position actuelle dans laquelle elle se trouvait avait son intérêt: elle lui permettait d’oublier. Elle ne pensait, en cet instant, qu’à maîtriser sa respiration qu’elle retenait depuis une trentaine de secondes déjà. Tout était calme autour d’elle, aucun son ne venait à pénétrer cette prison liquide dans laquelle elle s’était enfermée, si ce n’était que le bruit du silence. Seuls les battements de son cœur et les ‘‘ploc’’ des quelques bulles d’air s’échappant de ses narines afin de remonter à la surface venaient se perdre à ses oreilles.


Ce trou béant, qu’il était horrible et mal rebouché. Cela ne l’empêchait pas de continuer à étaler la cire à la va vite. La fureur commandait ses mains. Elle avait consciemment loupé la ligature des lèvres du défunt, lui arrachant quelques lambeaux de peau au passage. Elle piétinait les cheveux qu’elle lui avait arrachés de par ses allers et retour allant du corps à la tablette où étaient posés ses outils. Elle avait simulé un oubli, celui de nettoyer toutes les cavités du cadavre avant de les boucher avec du coton. Et elle pensait que la décomposition se ferait certainement plus vite, et qu’il serait amusant de le voir outré et choqué de par le travail qu’elle avait réalisé. Seulement, et malheureusement, elle ne pourrait être là en cet instant, car elle savait qu’elle serait convoquée et qu’on lui reprocherait ce mauvais travail.

Cassandre sortit précipitamment sa tête hors de l’eau, la respiration courte et bruyante, suivie d’une toux irritative. Elle avait bu la tasse et un arrière goût de savon restait à présent comme encré dans sa bouche, sur sa langue et ses lèvres. Il était impossible de distinguer en cet instant, les larmes des gouttes d’eau qui coulaient le long de ses joues. Jamais elle n’oublierait qu’elle avait complètement massacré le corps d’une personne qu’elle ne connaissait pas. Jamais elle n’oublierait que sa vengeance était basée sur la bassesse. Le corps qu’elle avait souillé n’était que le triste moyen qu’elle avait trouvé pour l'atteindre.
La rouquine émergea de son bain, trempant le sol au passage. La différence de température se fit ressentir dès l’instant où ses pieds se posèrent sur le sol marbré. Il était froid, quasiment glacial. Ses poils se hérissèrent et elle se fit violence, afin de ne pas céder aux frissons qui la menaçaient. Les spots de la glace de sa salle de bain lançaient un faible halo, n’éclairant que très peu la pièce plongée dans l‘obscurité. Elle vit son visage dans le miroir. Un visage à la limite fantomatique. Si sa peau de lait en était une des causes, l’état d’esprit et le sentiment qui l’emplissaient en cet instant y jouaient pour beaucoup. Elle s’approcha tel un automate devant cet objet qui lui envoyait ce reflet peu flatteur en cet instant. Cassandre était une fille spéciale mais plutôt jolie, voire mignonne. Son visage rond en avait en effet trompé plus d’un. On la prenait encore pour une jeune fille à la fleur de l’âge ou une néo-étudiante. Elle était, en réalité, âgée de 23 ans et compterait bientôt une année de plus au compteur. Elle saisit son peigne en corne et le passa longuement dans ses cheveux. Ce geste avait la vertu de l’apaiser. Pendant cet instant privilégié, elle était apte à oublier les souvenirs qui l’avaient assaillie. Passer consciencieusement cet objet dans ses cheveux était tout aussi un moyen de s’occuper de ce qu’elle préférait très certainement chez elle. Alors qu’autrefois elle aurait tout donné pour s’en débarrasser, il lui semblait désormais inconcevable de vivre sans la somptueuse crinière rousse qui encadrait son visage. Elle la rendait un peu plus unique, d’une certaine façon, bien que son visage à lui seul en faisait un être à part. La jeune femme essuya ses grands yeux bleus, boursouflés par le chagrin qui l’avait rongée quelques secondes auparavant. Il lui arrivait parfois de trouver son physique étrange. Ce soir là en faisait parti. Elle aimait son corps mince et pourtant plein de formes. Ce qui lui échappait parfois était ce visage, seulement ce visage. Elle gratta sa bouche en forme de cœur. Oui, elle possédait un visage atypique, couleur ivoire, empli d’éphélides et d’une rondeur peu commune.
Cassandre reposa son peigne. Ses pleurs ainsi que son bain l’avaient épuisée. Enfiler sa chemise de nuit fut quasiment une épreuve de force.
Retrouver son matelas si moelleux et se glisser dans ses draps avait quelque chose de jouissif. N’importe quoi peut être jouissif tant qu’on le désire tant. Et en cet instant, Cassandre ne désirait rien d’autre plus que tout que de s’endormir.

***

Je suis une affreuse lâche, et une dégueulasse. J’ai abîmé, complètement martyrisé le corps d’un défunt. Je suis une abominable pouffiasse. Les esprits existent-ils? Si oui, alors cette femme mériterait de se venger. Peut-elle vraiment se venger? Les esprits existent-ils vraiment? Est-ce dont là, la raison pour laquelle j’ai parfois peur, pour laquelle je suis terrorisée? A moins que ce que je redoute ne soit simplement la loi…
Si l’on savait. Si quelqu’un savait que j’avais agi en tout état de cause. Coucher mes idées sur papier est complètement stupide. Ou je suis folle, ou je veux que l’on sache, un jour, ou c’est elle. Je me sens « moi » pourtant. Rien de plus rien de moins. Simplement moi.

Cassandre posa le stylo sur son bureau et jeta un coup d’œil par la fenêtre de sa chambre. La nuit était encore pleine, les lampadaires éclairaient la rue, son réveil indiquait 2 heures am. Tout était calme. Le silence régnait dans son appartement. Le regard de la jeune femme tomba de nouveau sur la feuille de papier emplie de son écriture régulière. Ses yeux se perdirent, tout comme elle se perdait elle-même dans ses pensées. Inconsciemment, ses incisives se rapprochèrent de sa lèvre inférieure et y exercèrent une forte pression. Un goût métallisé parvint bientôt à sa langue, lui faisant reprendre ses esprits. Elle lâcha un petit cri presque inaudible face à la douleur désormais présente et desserra l’étau qui emprisonnait cette bouche dorénavant sanglante. Elle souffrait de la situation, de ne pouvoir rien dire. Et pourtant qu’il fallait se taire! Sa main se jeta sur le papier, tel un loup se jetant sur sa proie, et le froissa d’un geste sec et haineux. La mâchoire crispée, les poings serrés, Cassandre se laissa quelques secondes de répit avant de faire ce qu’elle détestait par-dessus tout, ou presque, faire ce qui lui faisait du mal. Et pourtant…

Sa main se mit à courir sur le papier, prise d’une nouvelle pulsion qu’elle connaissait cependant bien et qui se nommait dresser-la-liste-de-mes-qualités-et-défauts. Le travail était fastidieux car totalement subjectif, ce qui entraînait une liste de défauts à rallonge et trois lignes de qualités. Déprimant au possible, de quoi vous donnez envie de vous passer la corde au cou, notamment lorsque après une dizaine de fois ce travail exécuté, il n’apparaît aucune différence bénéfique, aucune amélioration.
Cassandre était dure envers elle-même. Il fallait croire que l’unique erreur s’étant introduite dans son parcours avait réduit à néant ses convictions ou plutôt, cette estime d’elle-même qu’elle possédait. Aucunement hautaine ou snob, elle ne s’était jamais permis de croire en sa suprématie quelconque. Elle était simplement une femme avec des ambitions, des qualités et des défauts et jusqu’à ce fameux jour, elle les avait assumés. Il était en revanche difficile de continuer désormais sur cette lancée. Le mort dont la résonance lui écorchait les oreilles était sans aucun doute ‘‘monstrueuse’’. N’était-ce pas monstrueux en effet, d’avoir commis tel acte? Quel Homme sain d’esprit se serait laissé aller à un tel carnage? Le second mot était certainement ‘‘lâche’’. Posséder un ami haut placé parmi les services des pompes funèbres avait sauvé sa réputation et son boulot. Mais pas ses remords.
La liste étant peu exhaustive et erronée par une vision tronquée et subjective, la continuer serait masochiste.

La rouquine, bien que parfois traversée par des accès de colère et de fureur, ne possède pas de caractère bipolaire, ni n’est lunatique. Un caractère à fleur de peau explique bien des choses. Constamment sur les nerfs, et ce probablement dû à son métier qu’elle adore pourtant, Cassandre se laisse aisément emporter par la rage. Elle n’en est pas moins une personne douce et chaleureuse, bien que parfois à côté de ses chaussures. Adorant rêver -qu’il s’agisse de rêver éveillé ou non- il lui arrive d’être dans la lune. On pourrait croire que sa vie réelle ne lui convient pas, qu’elle est malade d’une vie qu’elle se serait forgé. Il s’agit seulement pour cette jeune adulte, ou vieille enfant, de se construire une sorte d’échappatoire. Se retrouver mariée ou promise de l’homme le plus parfait, vivre dans une somptueuse demeure à l’abris de la faim, être entourée de personnes plus chaleureuses les unes que les autres, en voilà une vie merveilleuse. Et par la même occasion, le point fatidique, ‘‘merveilleuse’’.
Il fut un temps où elle restait de marbre face à bon nombre de situations. Ce temps étant révolu, la jeune femme rousse étant en perpétuelle quête de cette impassibilité, elle ne peut qu’envisager la chose telle qu’elle est pour le moment: se forger une nouvelle carapace, laisser de côté cet aspect trop sensible et renouer avec son insensibilité apparente. Quoi que l’on puisse en dire il ne s’agissait bien entendu que d’un masque, un miroir ne réfléchissant que faussement son sujet. Toute personne froide et indifférente à autrui ne pourrait jamais exercer la thanatopraxie.

Cassandre ouvrit son Powerbook et s’empressa de naviguer sur sa messagerie. L’envie lui prenait de contacter sa sœur par mail et de lui proposer de se voir quelques jours chez leurs parents. Toute source de distraction était bonne à prendre, et quitter l’état de New York pour celui de l’Ohio ne pouvait être qu’une excellente idée. Elle devenait irritable et serait en passe de se faire de nombreux ennemis parmi ses collègues de travail si jamais elle n’avisait pas de revoir un peu son caractère. Sa sœur étant professeur de yoga, une chance incontestée, sa présence lui serait d’une aide précieuse.

S’en tirer une bonne fois pour toute, arrêter de se morfondre et de se faire du mal. Faire disparaître ce cauchemar interminable afin de passer à quelque chose de nouveau, de meilleur. Renaître plus forte, telle une forteresse imprenable.