ANDREW - Charles, ne t'inquiètes donc pas tant. Ce n'est pas votre premier enfant. Sophia sait à quoi s'attendre. Tout ira bien.

L'homme ne répondit pas. Debout devant la haute fenêtre à guillotine, il observait presque sans les voir les deux enfants qui s'ébattaient dans la pelouse impeccable sous l'œil bienveillant de la femme de son frère. Celui ci s'avança vers lui, un verre de whisky à la main. Il s'en saisit et le vida d'un trait. Cette attente lui était insupportable. Jude leur suffisait bien. Qui n'aurait pas rêvé d'un enfant pareil, un petit garçon au visage angélique qui venait tout juste de fêter ses trois ans. Il était tout ce qu'un parent peut espérer : en parfaite santé, rieur, un sourire perpétuellement fixé aux lèvres, plutôt précoce pour son âge. Être fils unique n'ennuyait pas le moins du monde le bambin qui pour tout ami se contentait de son cousin Will. Mais pour rien au monde il n’aurait souhaité n’avoir qu’un enfant. Voilà qui était inconvenant. Issus des anciennes familles de planteurs des pays sudistes, les Holson gardaient ancrées au fond d’eux les traditions catholiques de leurs ancêtres, s’intégrant totalement à cette Amérique conservatrice des états du Sud.

Il savait que sa femme était trop fragile pour supporter cette nouvelle grossesse ! La naissance de Jude l'avait laissée pantelante, forcée de garder le lit un mois durant. Et voila que le nouveau venu s'agitait, huit mois seulement après sa conception ! Il avait fallut faire venir le médecin, une infirmière. Il avait espéré, prié pour que ce ne soit qu'une fausse alerte et qu'on puisse transférer la future mère dans l'hôpital le plus proche. Mais en vain. Et ce foutu médecin qui refusait qu'il entre dans la chambre conjugale sous prétexte qu'il était trop "tendu" et risquait d'aggraver encore la nervosité de sa patiente ! A l'heure actuelle, la femme qu'il aimait se mourrait peut être dans les douleurs de l'enfantement et il n'était pas autorisé à être à son coté ! Si ce bébé la tuait... Que ferait-il, seul avec deux petits sur les bras ? Comment ferait-il sans elle ? Trois heures s'étaient déjà écoulées depuis le début du travail et aucune nouvelle ne filtrait de la porte close de leur chambre à coucher. Etait ce normal que ce soit si long ? La pendule sonna cinq coups. S'emparant de la bouteille à moitié pleine qui trônait sur la table basse, il se servit un second verre qu'il but machinalement, sans même apprécier la force de ce pur malt sur son palais.

Enfin, un léger coup à la porte le sortit de sa torpeur. La jeune sage femme, arrivée en urgence en début d'après midi, lui sourit, l'enfant blottit au creux de ses bras.

LA SAGE FEMME - Mes félicitations Monsieur. C'est une fille.
CHARLES - Et ma femme ?
SAGE FEMME - Elle va bien, elle s'est endormie. Mais je crains qu’elle ne puisse plus avoir d’enfants. Vous voulez la prendre ?

Un instant interloqué, il regarda la jeune femme sans comprendre. Baissa les yeux vers le petit paquet de linges et tendit les bras d'un air hésitant. À la seconde ou son regard sévère se posa sur sa fille, dont les yeux bleus étaient grands ouverts sur ce monde qu'elle ne connaissait pas encore, ses peurs et inquiétudes des heures précédentes s'évanouirent et un mince sourire s'étira sur ses lèvres.

CHARLES - Bienvenue en ce monde, Scarlett Lilian Holson.

Comme en réponse à la joie de son géniteur, la petite battit des paupières et un léger gazouillis s'échappa de ses lèvres rosées. Discrètement, Andrew s'éclipsa, laissant à son frère tout le loisir d'admirer sa fille.

L'homme était en bien mauvaise posture. Des gouttes de sueur perlaient a son front, dues tant a la peur qu'a la chaleur étouffante qui régnait en ce lieu. De toutes parts se pressaient des crocodiles et autres caïmans avides. Lentement, ils prenaient pieds sur l'ile sur laquelle il avait été envoyé en punition. Etait ce de sa faute si, palefrenier de Barbie, il avait cédé a la tentation et tente de monter sur le splendide étalon rose ? La colère qui l'avait saisie lorsqu'elle l'avait appris avait été terrible ! Avant même qu'il ait pu dire ouf, une petite jeep noire conduite par un invisible personnage l'avait emporte, l'abandonnant la, au milieu de cette jungle, attache a une petite cuillère par un brin de laine rose pour servir de repas aux crocodiles.

SUSAN - Jude, Scarlett, votre cousin est arrive.

Les deux enfants se regardèrent un instant. Une étincelle passa dans leurs yeux avant que, d'un bond, ils ne se lèvent, s'élançant vers la porte de leurs salle de jeu, laissant la, sans aucune pitié, le pauvre Playmobil ligoté a son poteau a l'aide de la pelote de laine empruntée dans la travailleuse de Maman. Courant, riant, ils dévalèrent l'escalier, traversèrent le hall comme si leurs vies en dépendaient et s'engouffrèrent dans la véranda. La petite fille tentait tant bien que mal de dépasser son ainé. Mais du haut de ses huit ans, celui ci était bien trop rapide. Dans un superbe dérapage semi-contrôlé, il s'arrêta net devant son cousin, reprenant une mine grave pour l'occasion et lui serra formellement la main.

Toute essoufflée derrière lui, sa sœur ne prit pas la peine de s'arrêter et sauta dans les bras de l'arrivant, jetant au passage un regard noir au gagnant de cette course effrénée. Jude ne la laissait jamais gagner quand Will était la. Maman disait que c'était pour frimer. Elle songea un instant au pauvre Playmobil qu'ils avaient laissé au milieu des crocrodiles. Sur que quand ils allaient remonter, Jude allait tout balayer un grand coup. Et qu'il refuserait qu'elle joue avec eux. Se détachant a regret de son cousin, elle lui pris la main et lui adressa un sourire radieux. Malgré tout elle aimait bien quand il était la. Il la traitait toujours comme une princesse, essayant un peu de l'intégrer un peu a leurs jeux.

ARIANA – Hum, hum.

Confus, les deux jeunes Holson vinrent poliment embrasser leur tante. Celle ci sourit avec indulgence, avant de leur signifier d'un signe de la main qu'ils étaient pardonnes de leur oubli. Les trois enfants prirent congé d'eux mêmes, allant galoper dans l'herbe fraichement tondue.

***

SCARLETT - Mais pourquoi je serais pas la princesse ?
JUDE - Letty, on joue aux pirates, on a pas besoin de princesse !
SCARLETT - M'appelles pas comme ca ! Ca fait bébé !
JUDE - Mais t'es un bébé !
SCARLETT - Nan, c'est pas vrai ! J'ai cinq ans, je suis grande !
JUDE - T'es un bébé quand même !
WILL - J'ai une idée ! Sca' pourrait être une princesse prisonnière par les pirates. Et on demanderait une rançon pour la libérer.
JUDE - Mouais.
SUSAN - Jude, Scarlett, Will, le gouter est servi !

Laissant a regrets le portique de jeux derrière eux, les trois concernés coururent jusque la veranda dans laquelle s'étaient installées leurs mères. Abandonner derrière eux leur jeu a peine entame ne les réjouissait pas mais la vue des tartines de Nutella sagement posées sur un plateau eurent raison de leur déception et ils se firent un devoir de les engloutir jusqu'a a dernière. Amusées, les deux belles sœurs attendirent patiemment qu'ils aient fini leur laborieuse tache, réprimandant de temps a autre des doigts un peu trop avides se tendant vers une nouvelle tranche alors que la précédente n'était pas encore achevée. Elles entreprirent alors la tache - ô combien ardue - de les faire tenir en place quelques minutes, le temps de faire réapparaitre la couleur rose de leurs lèvres sous les moustaches de lait et barbes de chocolat. Lasses de ce soin tout maternel, les trois compères n'avaient qu'une hâte : retrouver leur vaisseau.

ARIANA - Une seconde. Il faut qu’on parle. Will, tu te souviens de ce qu’on t’as dit avec Papa hier ?
WILL - A propos de son voyage ? Oui, je crois.
ARIANA - Nous en avons reparlé depuis. Je sais que tu voudrais venir avec nous mais ce ne serait pas une bonne idée. Donc tu vas rester ici, chez Charles et Susan.
WILL - Mais maman...
ARIANA – Pas de discussion jeune homme. Je suis désolée mais tu n’aurais pas ta place là bas.

***

Ariana regarda un instant les trois cousins qui jouaient dans le jardin. Un léger soupir souleva sa poitrine. Comme on était insouciant à cet âge. Elle sourit a demi à sa belle sœur qui observait elle aussi les jeux enfantin se déroulant sur la pelouse.

ARIANA - Merci de le prendre avec vous Susan. J'aurais préféré l’emmener mais Andrew va devoir voyager à travers tous les Emirats Arabes Unis et la politique là bas n’est pas vraiment en faveur des Américains, je ne veux pas qu’il se sente rejeté. Et leurs coutumes... Ce n'est pas l'idéal pour Will. Mais vous avez déjà Jude et Scarlett et...
SUSAN - Ne t'inquiètes pas, je vous comprends. Je n'aimerais pas avoir à les emmener dans un tel endroit du globe. Pars tranquille.

Accoudée au balcon de sa chambre, Scarlett regardait la nuit environnant goutant la douceur de cet instant. Le ciel était clair, dégagé de tous nuages, laissant voir l’éclat lointain des étoiles, en partie gâché par les parasites lumineux émanant d’Atlanta. Dehors la fête battait son plein, la musique et l’alcool coulaient à flots pour le plus grand plaisir des invités. Un bruit de pas gravissant l’escalier se fit entendre. La jeune femme soupira. S’en était fini de sa tranquillité. Un petit sourire mi amusé, mi apitoyé s’étira sur ses lèvres pleines. Elle avait tout. Une grande maison, une famille aimante, un père avocat gagnant plus que largement sa vie. Des amies fidèles. Elle sortait avec l’un des plus beaux garçons de son lycée privé. Ses notes étaient plutôt bonnes, elle était connue de beaucoup et appréciée, très jolie d’après les autres. Et avait un don naturel pour le violon, instrument qu’elle adorait entre tous. Mais tout cela lui paraissait bien fade. A seulement dix-sept ans elle se sentait frustrée par la vie trop lisse, trop prévisible, qu’elle menait.

JONATHAN – Sca chérie, qu’est ce que tu fais là ? Tout le monde te cherche en bas.
SCARLETT – Je… j’arrive, va donc rejoindre les autres.
JONATHAN – Non, non, je vais t‘attendre mon amour.

Elle renonça à lui expliquer que ce qu’elle voulait c’était un peu de calme et de tranquillité. Il n’aurait pas compris. Son univers à lui se résumait aux cours, à ses potes, au sport et à elle. Il était la caricature même de l’adolescent américain blond, pilier de l’équipe de football du lycée. Que pouvait il bien comprendre à la beauté de cet instant ? Se détournant à regrets, elle se dirigea vers le bras qu’il lui tendait, et se résolu à rejoindre la petite assemblée expressément venue fêter ses dix-sept ans et les vingt ans de son frère ainé. Se tenaient là affalés sur divers canapés, poufs et coussins un certain nombre de leurs amis, tous allant dans le même lycée privé qu’eux ou, pour les plus âgés, élèves dans la plus grande université d’Atlanta. Elle se recomposa un sourire charmant approprié et se dirigea vers eux.

JUDE – Jonath, Letty vous tombez bien. Nous allions justement commencer un de ces jeux de gamins, vous savez du genre « action ou vérité ».
SCARLETT – Jouez sans moi, je vais plutôt rester discuter avec Amy.
AMY – Tu plaisantes ? Moi, je joue !
SCARLETT – Amy... Trahie par ma meilleure amie. On ne peut plus compter sur personne.
WILL – Notre princesse se ferait elle prier ?

L’adolescente soupira tragiquement. Elle n’avait aucune envie de participer à ce jeu stupide. Le plus souvent cela finissait par des défis du genre « embrasse ton voisin, non, non, pas juste un bisous » et connaissant sa chance et la jalousie proverbiale de Jonathan… Maudissant intérieurement son frère, son amie et son cousin, elle s’assit de mauvaise grâce dans le cercle entre Amy et un illustre inconnu, ami de son frère. De l’autre coté, son cousin lui lança un clin d’œil moqueur, atténuant un peu sa mauvaise humeur naissante. Il y avait un moment qu’elle ne l’avait pas vu. Monsieur était trop pris par ses multiples cours et la nuée de filles qui gravitaient autour de lui. Elle lui sourit en retour.

JUDE – Bien, on va pouvoir commencer. Qui se porte volontaire ?

Attirant à elle un coussin proche, Scarlett s’installa dessus, réprimant son envie de quitter la pièce à nouveau. Elle se sentait parfois complètement décalée par rapport à son entourage. Elle avait bien du mal à croire en cet hypothétique Dieu que ses parents vénéraient tant, au point de le prier chaque dimanche matin, avant chaque repas, les entrainant elle et son frère dans leur adoration sans même se demander s’ils partageaient leurs convictions. Elle savait que Jude resté attaché leurs valeurs sudistes, tout peu croyant qu’il soit. Mais pour sa part… Elle trouvait cela ridicule. Ces « traditions »… En plein vingt et unième siècle, sa famille continuait d’appliquer un mode de vie collant au plus aux coutumes américaines en vigueur durant la guerre de sécession ! Et ce prénom ! Scarlett ! Tout droit sorti de Autant en emporte le vent. Comme si la prénommer ainsi pouvait faire d’elle la jeune fille de bonne famille du roman ! D’autant qu’à y regarder de plus près, son célèbre homonyme était loin d’être un modèle de pureté…

AMY – Scarlett ? Scarlett ! Youhou !
SCARLETT – Oui ?
AMY –Tu as une question.
SCARLETT – ... De qui ?
AMI DE JUDE – Par ici ! Je me demandais, combien de garçons tu as déjà embrassé. Parce qu'avec ta jolie tête tu dois les attirer par dizaines !
SCARLETT - …
AMI DE JUDE – Bon, c’est parfait. Ne mens pas sinon tu auras un gage, tu connais les règles, n'est-ce pas ? Alors ? Combien ?

Mais quelle question stupide ! De toute façon le principe même de ce jeu était stupide ! Qu’avaient ils tous besoin de poser ce genre de questions ? Les rumeurs ne circulaient pas assez vite ? Il leur fallait trouver un moyen d’en faire naitre de nouvelles ? Mais sur fond de vérité, attention ! Dieu a dit « tu ne mentiras point ». Alors inventer, broder de A à Z une histoire scandaleuse, certes non ! Mais satisfaire une curiosité perverse aux moyens de ce « divertissement » voilà qui n’était mentionné nul part dans la Bible. Sentant l’attente intéressée d’une vingtaine de regards pesant sur elle, elle maudit une dernière fois Jude, Will et Amy pour l’avoir fait participer, promis une mort certaine à cet ami de son frère qui se permettait de lui demander ce genre de choses et finit par lâcher à contre cœur la réponse tant attendue.

SCARLETT – Trois.
AMY – Je confirme !

L’adolescente jeta un regard désabusé à son amie. Celle si semblait tout excitée. Réprimant son envie de sortir à toutes jambes de cette pièce, elle s’appliqua à limer consciencieusement une petite partie de l’ongle de son index droit qui semblait abimée. Malheureusement cette tâche requérant toute son attention ne lui pris pas plus d’une minute. Le jeu continuait de plus belle. Les bouteilles s’empilaient peu à peu, les visages rougissaient, le bruit augmentait, ambiance s’échauffait. Les plus saouls commençaient à lancer des défis de plus en plus inconvenants aux yeux de la jeune femme. Bien sur chacun des participants redoutait de devenir leur cible mais les têtes de ceux qui s’y retrouvaient confrontés étaient bien trop hilarantes pour qu’aucun ne songe seulement à quitter le cercle. Quelques autres questions lui furent posées, tout à fait dans le type de demandes qu'elle abhorrait. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Trois heures trente du matin. Avec un peu de chance, les plus gros buveurs s’écrouleraient d’ici une demi heure, vaincus par l’alcool et les nombreuses nuits sans sommeil passées en soirées sans qu’une autre question lui soit posée.
Un quart d'heure passa. Les défis continuaient, plus déplacés les uns que les autres. Baillant ouvertement, elle entrepris de se lever. Pour sa part, elle estimait avoir suffisamment supporté ce pseudo-divertissement. Ce simple mouvement provoqua un brouhaha assourdissant. Il était question de l'empêcher de partir, de la supplier de rester encore quelques instants. Ils n'étaient que trois à ne pas s'en mêler. Jude et Will. Le premier parce qu'il n'appréciait certainement pas le genre de questions que ses amis lui avaient posées, ou ses réponses. Le second peut être juste en raison de l'agacement profond que ressentait la jeune fille. Chacun tentait de la retenir, ce qui ne faisait qu'accroitre son énervement. Elle avait suffisamment supporté ce jeu ridicule.

AMI DE JUDE - Hé, attends ! On te laisse partir mais tu nous dois un dernier gage !
SCARLETT - Non.
AMI DE JUDE - Allez, soit pas rabat joie !

Finalement devant les demandes unanimes des invités, elle se rassit de mauvaise grâce. Pourquoi ne résista t'elle pas plus ? Peut être pour se départir de cette réputation de gamine sage qui lui collait à la peau. Ou pour justement tenter quelque chose de différent, comme elle le souhaitait quelques heures auparavant dans la pénombre de sa chambre, et qu'importât que cela se fasse sous les regardes de Jonathan, Jude et Will. Elle avait tort. Scarlett l'ignorait mais à cet instant précis, parce qu'elle avait cédé, sa vie allait entamer un virage déterminant qui bouleverserait toute son existence.
Le défi lancé était des plus basiques : embrasser celui ou celle que la bouteille tournant désignerait. Et bien entendu, il n'était pas question de ce contenter d'un simple baiser. Le "French Kiss" était de rigueur. A voir leurs sourires narquois, une bonne partie des gosses de riches que son frère avait invités auraient apprécié d'être l'élu du hasard. A la réflexion, il n'y avait personne dans cette assemblée qu'elle eut envie d'embrasser. Entre les invités vulgaires de son frère et ses propres amis... Même l'idée d'embrasser celui qui était officiellement son "petit ami" ne lui inspirait rien de particulier à cet instant précis. Alors que chacun suivait de près les oscillations de la bouteille, les filles en frémissant lorsqu'elle pointait vers elles, les garçons arborant presque tous un sourire en coin. Mais le sourire de la personne finalement désignée s'évanouit d'un coup.

Lui ? Non ! Elle ne pouvait pas ! Ce n'était pas... Enfin c'était comme si on lui avait demandé d'embrasser Jude ! Elle ne pouvait pas ! Elle essaya bien de protester, lui de même, mais au lieu de faire prendre conscience aux autres joueurs de l'anormale direction que prenait ce jeu mais sans succès...Sans trop comprendre comment, elle se retrouva dans Ses bras, s'y abandonnant, ne sachant pas comment réagir, ne comprenant plus ce qu'il se passait...

Scarlett reposa la brosse sur son lit.

Trois ans avaient passé. Trois ans durant lesquels Scarlett avait poliment refusé, une à une, toutes les invitations à diverses fêtes familiales, sous le prétexte de ses études, restant en Caroline du Sud. Aux eux de tous, ce comportement était admirable ! Que dire de mal d'une jeune femme qui plutôt que de prendre du bon temps avec les siens, ne cessait de se préparer à une brillante carrière dans le droit, à l'exemple de son père ? Cette petite prenait le bon chemin, un chemin droit. Tout comme son frère d'ailleurs qui se préparait activement à entrer dans les forces de l'ordre. Les Holson avaient de la chance d'avoir de tels enfants ! Et durant tout ce temps, elle tentait d'oublier cette nuit là, de ne plus se remémorer le contacts de leurs peaux nues l'une contre l'autre, la douceur de ce souffle, de cette odeur... Ils n'avaient rien fait de répréhensibles à proprement parler. Juste dormi ensemble. Mais à ses yeux, c'était tellement plus... Et soyons francs, jamais elle n'était réellement parvenue à effacer de sa mémoire son dix-septième anniversaire. Elle avait beau se noyer dans les cours et les révisions à n'en plus finir, s'attirant les approbations de ses professeurs.

Mais trois personnes n'étaient pas dupes.

Susan. Parce que jamais sa fille n'avait montré un goût particulier pour les études. Certes il arrivait à chacun de trouver un jour sa voix, mais néanmoins, son instinct maternel transparaissait parfois sous cette façade hautaine qu'elle affichait. Et que sa fille, si rêveuse, si fantasque, incapable de concentrer son attention plus d'une poignée de secondes sur quelque chose, excepté son violon, carrière que de concert (si vous m'autorisez de jeu de mot), les parents Holson avait refusé à leur fille. Non, ce comportement ne correspondait en rien à l'adolescente. Défiance.

Amy. Parce qu'elle connaissait "sa Sca" mieux que personne et que depuis ses dix sept ans, celle ci n'avait plus jamais été la même. Elle était devenue plus distante, plus sombre. Elle si pleine de vie auparavant, loin du regard autoritaire de ses parents, était devenue une ombre, coupant dès la rentrée les ponts avec leur petit groupe d'amis, abandonnant Jonathan sur un coup de tête. Cette dernière décision n'avait pas surpris outre mesure. Tout le monde savait que leur couple n'était qu'un stéréotype. La fille appréciée de tous, plutôt bonne en cours qui sortait avec le Quaterback de l'établissement... D'autant que le jeune homme était devenu excessivement jaloux depuis le baiser qu'elle avait échangé avec Will, bien contre leur gré. Scarlett la romantique aspirait à bien autre chose, tous en étaient conscients. Mais aucun n'avait fait le lien avec cette fameuse soirée. Sauf Amy, qui avait passé tant de nuits dans la grande demeure, les deux amies la tête sur l'oreiller, se racontant leurs rêves et leurs espoirs. Amy qui depuis ce jeu de la bouteille n'avait plus entendu aucune confidence. Tristesse.

Et Jude. Jude le frère protecteur, aimant, adorant sa soeur, bien que ne pouvant s'empêcher de la snober un peu, comme tout ainé. Jude dont la chambre jouxtait celle de sa soeur et qui, cette nuit là, furieux de la tournure qu'avait pris la fête n'avait pas dormi tout de suite, entendant sa cadette se lever et ne jamais revenir. Jude qui avait très bien compris l'enjeu de tout ce qui s'était passé cette nuit là, ressassant des souvenirs de toutes ces fois où leur cousin était passé avant lui dans le coeur de Scarlett. Comme lors de cette galette des rois... Will vivait avec eux depuis une demie douzaine de mois. L'entente entre les trois enfants était quasiment parfaite. Scarlett se mettait toujours à pleurer quand elle n'avait pas la fève. Et lui, jouant les "grands", compréhensif, admettait très bien qu'on la laissa l'avoir. De toute façon, c'était toujours lui son roi. Mais pas cette fois là. Bien sur, il ne s'agissait que de gestes enfantins. Mais cet instant avait eut un fort impact sur le gamin d'alors. La complicité des deux enfants étaient sans failles avant que Will n'arrive... Et de cela, Jude, avec son tempérament rancunier gardait une vieille amertume. Jalousie.

Elle avait lutté contre ce sentiment qui, malgré tout, ne lui semblait pas anodin. Lutté pour ne plus le revoir de peur que ces instants ressurgissent. Mais aujourd'hui... Elle n'avait pas pu se dérober. Son oncle et sa tante donnaient une grande réception en l'honneur de Will qui venait d'achever brillamment ses études de Langues. Ayant été sommée par sa mère d'y assister, la jeune femme était rentrée la mort dans l'âme. Elle s'efforçait de se dire que tout ce qui s'état passé cette nuit là était à mettre sur le compte de l'excitation ambiante, de l'alcool. Mais au fond d'elle même, elle savait pertinemment qu'elle était sobre et que lui aussi.

Elle reprit la brosse. La reposa. Indécise, regardant le reflet que lui renvoyait la glace en face d'elle. Qu'était elle devenu en trois ans ? Elle avait abandonné toute tentative de de vie sociale, abandonnant ses habituelles tenues élégantes pour d'informes loques qui avaient fait hurler sa mère lorsqu'elle les avait vues. Mais que lui importait d'être bien vêtue, bien coiffée ? Elle ne cherchait pas à attirer les regards. Personne ne pouvait Lui arriver à la cheville. Aucun de ces étudiants, pourtant séduisants, ne parvenait à lui faire oublier ce baiser. Certes, elle n'était pas restée célibataire, espérant retrouver cette divine sensation dans les bras qu'un autre que son cousin. De toute façon ce qu'elle avait ressenti n'était lié qu'à l'ennui profond résultant de ce qu'elle vivait avec Jonathan, rien de plus. Le dernier en date était le fils d'un riche notaire de Richmond, David Appleby. Il lui avait fait la cour comme dans ces romans à l'eau de rose qui la fascinait plus jeune, il était brillant, beau, charmant, un vrai gentleman, et elle l'aimait beaucoup. Elle se disait que peut être il lui ferait oublier Will. Mais voilà qu'elle allait le revoir... Lors d'une fête en son honneur... Abandonnant finalement sa brosse à cheveux sur la coiffure, décrétant que le chignon lâche qu'elle avait artistiquement noué suffirait, elle descendit au salon, rejoindre le reste de sa famille pour partir. En apercevant David, son coeur fit un petit bond dans sa poitrine. Un seul misérable petit bond. Le trajet lui sembla bien court. Elle qui n'avait jamais apprécié les voyages en voiture, aurait pourtant aimé que celui là dura bien plus longtemps. La grande villa de son oncle et sa tante grouillait de cette bourgeoisie d'Atlanta dont nombre de jeunes étaient présents à cette fameuse soirée.

Elle l'évita. Soigneusement. Se cramponnant au bras de celui qu'elle affichait comme étant presque son fiancé. Il protesta un instant, curieux de rencontrer ce fameux diplômé en langues, sujet qui le passionnait mais rien n'y fit. Vous avez déjà essayé de fuir quelqu'un ? Non ? Alors laissez moi vous dire une chose. Vous aurez beau vous tenir le plus éloigné possible de cette personne, dans un foule nombreuse, il est inévitable que vous finissiez par vous croiser. Et c'est ce qui arriva. Une seule fois elle se sépara de David, le temps d'aller aux toilettes. Et en en revenant elle Le vit. Toujours exactement comme dans son souvenir, malgré cette tenue guindée qu'il affichait. Ils ne prononcèrent aucun mot. C'était inutile. Tout comme il était inutile de décrire cet emballement de son coeur qui battait à tout rompre, sans aucune mesure avec le pitoyable soubresaut dont il avait gratifié David. Ils se fuirent. Littéralement. Incapables d'assumer ce sentiment qui les transcendait tout deux. Il partit, sur un excuse qui dans d'autres circonstances aurait parut risible à la jeune femme. Mais là... elle se contenta d'acquiescer de la tête, ne parvenant pas à dire un mot.

Toute la soirée se passa ainsi, tandis qu'elle se cramponnait au bras de David, tentant de se convaincre que ce trouble lié à Will n'était que le résultat de l'affection qu'elle portait à ce cousin qu'elle adorait. Les heures passèrent lentement. Du repas, pourtant excellent, elle ne gouta presque rien. Après une longue série de danse, les convives prirent la route du départ excepté quelques jeunes, restant dormir sur place. En tant normal, jamais les parents de Scarlett n'auraient laissé leur fille dormir avec un homme. Mais à l'évidence, David était un jeune de bonne famille, conscient des usages. Ils ne cessaient de tarir d'éloges à son sujet, bien que ne le connaissant que depuis le matin. Ils n'avaient pas tort. A peine fut il allongé qu'il s'endormit, un sourire aux lèvres. A ses yeux, il ne faisait probablement aucun doute qu'au vu de l'impression favorable faite sur les parents de son aimée, leur mariage s'annoncerait d'ici un an ou deux. Et fort respectueux de la loi chrétienne, il n'aurait osé la toucher avant cette date. Il se reposait donc, ronflant comme un bienheureux.

Et elle, allongée à ses cotés, la seule peau de leurs bras nus se touchant, tentait tant bien que mal de s'imaginer une vie à ses cotés. Mais... Non. Elle n'y parvenait pas. Il était tellement... lisse, tellement prévisible... Exactement tout ce qu'elle s'efforçait de rejeter... Et penser qu'à quelques pas, Il dormait... Pourquoi se leva-t-elle alors ? Précipitant la fin de cette existence peut être trop banale mais pourtant facile. Pourquoi parcourut-elle les couloirs obscurs de ses pieds nus jusqu'à Sa porte ? Abandonnant celui qu'elle prétendait aimer sans plus de remords. Pourquoi poussa-t-elle cette porte au lieu de se rendre compte de l'erreur qu'elle commettait ? Beaucoup d'autres questions pourraient être posées. Mais il serait vide de sens de les énoncer, les faits étant ce qu'ils sont... Alors non, elle ne résista pas à cette force qui la poussait dans Ses bras, elle ne retourna pas s'allonger aux cotés de cet home qu'elle aurait dû aimer mais qui ne lui inspirait plus qu'indifférence maintenant qu'elle L'avait revu...

Non. Elle ne fit rien de tout cela, bien au contraire, elle vint se blottir contre lui, accueillant ses baisers et ces caresses. L'accueillant en elle. Vivant ainsi ses derniers instants d'innocence, les plus beaux de sa courte vie.

Mais nous le savons tous. La vie n'est pas un "long fleuve tranquille". Cet amour dont ils étaient dorénavant sûrs était interdit par la loi, voire puni. Et absolument inconcevable aux yeux de leurs parents. Qui ne tardèrent pas à arriver, prévenu par Jude dans toute la rage que lui transmettait sa jalousie. Andrew d'abord. Qui leur ordonna de se séparer, d'oublier ce qui venait de se passer et de s'en remettre au Seigneur. Puis Ariana, qui les défendit, en fière italienne trouvant choquant d'interdire l'amour de cousins. Comment les gens n'entendirent-ils pas la violente dispute qui éclata entre Will et son père, je n'en sais rien. Le charme de l'isolation sonore peut être ? Toujours est il qu'à quatre heures du matin ils se retrouvèrent main dans la main sur les bancs inconfortables d'un train bourré de tags, en partance pour New York, lui avec un sac à dos contenant contenant quelques affaires, de l'argent donné par sa mère dans le dos de son père, elle habillée d'un jean et d'un pull trop grands, prêtés par sa tante, son violon à l'abri dans son étui qu'elle portait sur son dos, l'ayant récupéré discrètement dans la chambre où dormait toujours David.

Eux, prêts à tout pour rester désormais ensemble, quitte à tout perdre, quitte à abandonner ce qui faisait leurs vies jusque là, quitte à se faire passer pour mari et femme, prenant le risque qu'un jour la vérité éclate, quitte à recommencer à zéro au milieu de New York, la ville où chacun est anonyme.