Lusa avait toujours détesté les gardes de nuit. On lui avait dit qu’elle s’habituerait au manque de sommeil. Et d’une certaine manière, ce fut le cas. Mais à chaque fois qu’elle était loin de chez elle, de ses enfants, elle avait toujours cette crainte, sans doute absurde, que quelque chose de grave arrive. Heureusement, à l’hôpital l’activité était souvent intense et laissait peu de place à la réflexion, qui amenait l’angoisse. Comme ce soir là. Elle était accoudée, à l’accueil de l’hôpital. Il eut été si facile de s’endormir sur le comptoir. C’est alors qu’elle entra. Silhouette maigrichonne au visage ravagé, portant un paquet dans les bras. Au premier coup d’oeil, Lusa crut qu’elle n’était qu’une adolescente. Il lui fallut bien quelques secondes pour se rendre compte qu’elle était en réalité beaucoup plus âgée. Si elle était si intriguée, c’était à cause de l’expression de son visage : perdue, une panique dans le regard. Doucement, comme pour ne pas l’effrayer davantage, elle s’approcha d’elle.
« Je peux vous aider ? » Elle crut au début que l’inconnue ne l’avait pas entendue. Elle baissa les yeux, la détaillant, de plus en plus préoccupée. Elle vit le paquet bouger dans ses bras. Un bébé. Un bébé dans une couverture. Puis les tâches de sang qui maculaient le jean de cette femme, au niveau de l’entrejambe. Et la situation n’en devint que trop claire. Prudente, Lusa tendit la main, lui touchant légèrement l’épaule.
« Madame.. Venez avec moi, je vais vous aider. » Elle ne réagit pas. Jusqu’à ce que, enfin, elle se tourne vers l’infirmière, semblant enfin la voir. Elle esquissa un sourire.
« Vous voulez bien me garder mon bébé ? Je reviens tout de suite. » Cubaine. Elle reconnut immédiatement l’accent, le même que le sien. Avant même qu’elle ait pu esquisser un geste, l’inconnue lui avait fourré le nourrisson dans les bras. Lusa se sentit pâlir. Il était hors de question de la laisser partir.
« Non restez je vous en prie ! Vous avez besoin de soins ! » Mais l’autre eut un mouvement de recul.
« Je vais revenir, je vous promets ! » Avant même que l’infirmière n’ait pu prononcer un mot de plus, elle était partie. Au même moment, l’enfant se mit à pleurer. Elle hésita une seconde. Ce fut une seconde de trop. Tentant de calmer le nouveau-né, elle se précipita au-dehors. La femme avait déjà disparu. Et, en son fort intérieur, Lusa le sentait. Elle ne reviendrait pas.
***
« Regarde-moi. Zelda, regarde-moi. » Assise sur la chaise, les mots lui parvenaient étrangement, comme si elle eut été plongée, la tête sous l’eau. Finissant par percevoir ses appels, elle leva les yeux vers lui. Il la regardait d’un air fatigué, mais bienveillant. Il tentait de la mettre en confiance, elle le savait. Après s’être rebellée durant un temps, elle avait décidé qu’elle voulait sortir. Et, pour ce faire, la seule solution était de se montrer coopérative. Elle plongea son regard dans le sien, signe qu’elle l’écoutait. Il n’insista pas et reprit.
« On m’a dit que tes parents t’avaient rendu visite hier. Comment ça s’est passé ? » Un véritable cauchemar, eut-elle envie de répondre. Sa mère avait failli pleurer. Son père s’était montré stoïque, comme à son habitude, mais elle pouvait deviner son désespoir. Il n’avait jamais réussi à avoir de secret pour elle. Elle les comprenait. Ils n’avaient pas signé pour ça. Et elle s’était détestée.
« C’était... bien. Mais compliqué. » Elle ne savait pas très bien comment s’exprimer. Elle détestait parler de sujets trop intimes. Mais ce n’était pas vraiment comme si elle avait le choix. Elle cherchait ses mots. Il la laissa faire.
« Ils ont dit qu’ils avaient hâte que je rentre à la maison. Qu’ils étaient désolés. » Elle ne comprenait pas. Ce n’était pas à eux d’être désolée. Sinon, elle n’aurait pas ressenti cette écrasante culpabilité. Tout était arrivé par sa faute. Elle pouvait encore s’en souvenir, bien que les images soient floues. Quelque part, elle avait toujours senti que quelque chose clochait chez elle. Elle avait cru que ce n’était que de fausses impressions, liées peut-être à ce passé qu’elle ne connaissait pas.
« Tu ressembles beaucoup à ta mère. » L’adolescente laissa échapper un léger rire, le premier depuis bien longtemps.
« Ca m’étonnerait, j’ai été adoptée. » Il eut l’air intéressé, mais nullement surpris. Elle se demanda pourquoi il avait pris la peine de lui faire cette réflexion s’il savait déjà.
« A quel âge as-tu été adoptée ? » Elle haussa les épaules. Elle avait envie de lui répondre qu’elle ne voyait pas vraiment en quoi tout ceci avait un quelconque rapport avec sa présence ici. Mais elle avait déjà joué à ce petit jeu. Bonne volonté, faire preuve de bonne volonté. Se montrer plus loquace donc. Avoir l’air normale, surtout.
« A treize mois je crois. Je l’ai su plus tard, évidemment. Mes parents n’ont jamais cherché à me le cacher. » Ses parents. A chaque fois qu’elle y pensait, c’était un coup de massue supplémentaire. Comment était-il possible qu’elle les aime tant tout en ayant à ce point envie de les poignarder encore et encore à chaque fois qu’ils lui adressaient la parole, qu’elle avait si mal de les savoir mal, de savoir qu’elle était responsable de tout ?
« Tu le vis comment ? » Nouveau haussement d’épaules. Ce n’était pas comme si c’était la première fois qu’on lui posait la question.
« Plutôt bien. Je n’ai jamais eu d’autre famille, ce sont mes parents c’est tout. » Elle se sentait nerveuse. Elle savait qu’il ne s’agissait là que d’un préambule. Les vraies questions ne tarderaient pas à suivre. Des questions auxquelles elle redoutait de répondre, mais surtout qu’elle redoutait de se poser.
« Tu te souviens de ce qu’il s’est passé ? » Il ne parlait plus de l’adoption. Zelda continua à se balancer légèrement sur sa chaise. Elle ramena ses cheveux sombres en arrière, dévoilant d’autant plus sa peau pâle et ses yeux cernés par l’enfermement et les médicaments.
« Pas de tout. Parfois j’ai des images, des morceaux qui me reviennent. Rien de plus que ce que je vous ai déjà dit. » Elle mentait. Depuis les nombreux mois qu’elle se trouvait ici, elle avait eu le temps de se souvenir de tout. Elle l’avait perdue. L’espace de quelques instants, elle avait perdu la raison. Il avait suffi d’un mot de trop de la part de ce garçon qui prenait un malin plaisir à l’ennuyer. Lorsqu’elle était revenue à elle, on l’avait attrapée et il était à terre, le visage en sang. Elle n’avait pas oublié. Les images lui étaient revenues, mais comme si elle avait été une toute autre personne. Elle s’était sentie animée d’une rage incontrôlable. Elle avait voulu lui faire mal. Elle l’avait voulu.
On ne cessait de lui répéter qu’elle avait eu de la chance. De la chance qu’il s’en sorte sans grande séquelle. De la chance qu’elle soit encore mineure. De la chance qu’elle ait été déclarée irresponsable de ses actes et internée plutôt qu’envoyée en établissement pénitentiaire. Elle aurait aimé savoir en quoi être cinglée pouvait constituer une chance. La vérité était qu’elle se faisait peur. Mais elle n’allait certainement pas le lui dire. Non. Elle s’en tiendrait à ses propos. Rien de plus, rien de moins. Elle suivrait la ligne qu’elle s’était fixée, en espérant que cela suffise. Elle le regarda. La croyait-il ? Rien ne laissait supposer le contraire. Alors, elle voulait y croire. Croire qu’elle pouvait encore l’atteindre. La normalité.
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